La jalousette de Mme Verdurin

(Marcel Proust)

 

 

« A la fin de cet été-là, qui avait montré une particulière fraîcheur, dont plantes et arbres avaient profité mais dont fruits et légumes avaient pâti, Mme Verdurin, dont l’éclat tout particulier du teint était peut-être en relation avec ce climat tant il resplendissait d’une jeunesse nouvelle que tous lui reconnaissaient dans des compliments constants, avait décidé de présenter à ses amis, ou à tout le moins de leur montrer, comme elle se plaisait à le dire avec un sourire discret qui laissait entrevoir des profondeurs de pensée qu’elle se refusait à dire, une de ses nièces qui n’avait jamais encore vraiment séjourné chez elle, dont la personnalité ne manquait pas de soulever l’intérêt de ceux qui la remarquaient, sans que toutefois elle eût des traits véritablement excessifs mais qui présentait une originalité certaine par la manière dont elle considérait les autres femmes dans leurs relations avec les hommes.

Tous ceux qui avaient « leur couvert mis » chez les Verdurin purent ainsi, au fil des soirées de ce début d’automne qui furent souvent d’une douceur qui amenait une certaine langueur après le dîner, apprécier avec un intérêt et une  acuité grandissants celle que Mme Verdurin appelait « ma jalousette », qui n’hésitait pas, toute pleine de la hardiesse et de la verdeur de ses vingt-six ans, bien qu’elle en parût aisément dix de moins, à laisser voir et même à afficher parfois sans vergogne les manifestations d’aigreur qu’elle ressentait à voir d’autres femmes déployer devant la gent masculine les trésors d’ingéniosité dont la nature les a dotées pour attirer l’attention et l’envie des hommes dont elles apprécieraient les faveurs ou simplement qui pussent les récompenser de ces compliments qui sont le cadeau du mâle à la femelle et qui sont si appréciés de la plupart d’entre elles.

Bien que ces comportements de rivalité amoureuse, qui se dissimulent parfois sous les atours de la plus anodine des conversations, soient assez souvent le fait de femmes un peu défavorisées de leur apparence, que la coquetterie des autres, dont l’efficacité sur les hommes leur paraît inaccessible, indispose au point de les provoquer à de vifs ressentiments envers celles qu’elles voient comme des rivales, Marguerite, la  petite « jalousette » de Mme Verdurin, n’était pas affligée d’une constitution disgracieuse et portait même avec une jolie aisance quelques charmes qui n’eussent point rebuté un homme soucieux de l’agrément que la simple présence d’une femme un peu jolie apporte à une conversation d’amis, et qui incite agréablement à ces manœuvres de séduction qui en sont une contrepartie galante. Toutefois, il était aisé, après quelques propos tenus avec elle, de voir que le plaisir de la conversation avec elle résidait plus dans l’intérêt de son voisinage plaisamment parfumé que dans l’intérêt de ses idées et de ses propos, qui paraissaient plus en harmonie avec l’âge qu’elle paraissait qu’avec celui qu’elle avait, tant il est vrai que ses accès de jalousie envers toute femme un peu coquette dans son voisinage, qui se lisaient sur son visage avant de se traduire dans ses gestes puis dans ses mots, évoquaient plus l’époque des toutes jeunes filles se mesurant entre elles dans l’art de plaire aux hommes, avec tout le combat rituel qui se déroule ainsi, que la conversation de femmes adultes qui savent ordinairement faire taire ou masquer leurs préventions envers leurs rivales ou celles qui pourraient le devenir.

Ainsi Marguerite, soir après soir, quelle que fût la tournure que prissent les propos des unes et des autres, ne cessait d’afficher un agacement mêlé d’envie puis un ressentiment souvent coléreux dès qu’une femme tentait d’attirer l’attention des hommes qui l’écoutaient et surtout lorsque ceux-ci y paraissaient sensibles, au point que certains s’enhardirent à parler avec les plus grandes prudence et délicatesse à Mme Verdurin du déplaisir qu’elle occasionnait à certaines conversations, et que celle-ci se résolut, à la satisfaction de beaucoup, à la renvoyer chez ses parents. »

 

 

 

 

 

Texte rédigé pour Agoravox, dans cet article.