Les plaisirs du partage

 

 

 

Un de mes grands bonheurs dans la vie est celui qui m'est aisément offert par l'action plaisante de partager des moments agréables, des lectures enrichissantes ou des occupations captivantes.

En effet, il est bien avéré que la contemplation solitaire, ou la simple impression unique que nos sens soumettent à notre raison, apportent de moindres plaisirs que la confrontation avec celles d’autres personnes, qui permet aussi bien un évident enrichissement de la pensée de chacun que le simple contentement d’en confirmer la réalité.

La réunion et la comparaison des choses observées et ressenties par plusieurs sont une source permanente de satisfactions, à la simple condition qu’elles soient pratiquées entre gens dont la perception du monde et les réflexions qu’ils en tirent ne soient pas trop diverses : si bien sûr un aveugle et un voyant ne pourront partager les mêmes plaisirs dans une même situation, en revanche des gourmets ressentiront des émotions corporelles et mentales comparables durant un bon repas.

Toutefois, des profits certains existeront aussi bien entre personnes de sensibilités physiques et de pensées fort différentes si elles possèdent un esprit suffisamment imaginatif et ouvert à l’acceptation de la diversité des observations et des raisonnements conséquents. Ainsi la mise en commun et la discussion de sensations très variées et d’avis très éloignés pourront-elles être passionnantes et apporter beaucoup à chacun en plaisir et raison dans un cercle de gens ayant véritablement le désir et la faculté de mettre à l’écart leur égoïsme et leurs tendances à rejeter les impressions et opinions dont ils sont éloignés.

 

Les sujets du partage

 

Le plus souvent, dans le souci constant de ne pas indisposer mes proches et mes contemporains, je préfère partager, en toute fraternité et générosité désintéressée, avec moi-même. Il est étonnant de voir combien la simple mise en commun avec soi de sentiments et sensations agréables est une source inépuisable de satisfactions personnelles, qui multiplient les plaisirs les plus simples par la seule joie de ne plus être seul à les éprouver et par la sensation permanente que le partage apporte une sorte d’heureuse pluralité et de bénéfique communion dans les moments agréables de la vie.

Le lecteur s’interrogera sur le choix ainsi effectué. Il ne résulte pas d’une simplification hâtive ou d’une commodité pratique, mais d’une sérieuse réflexion sur la question.

En effet, ma décision se fonde en premier lieu sur la possibilité peu réaliste de véritablement partager avec une personne les productions de mes sens et de ma pensée. Le génie humain s’est assez penché sur l’incommunicabilité entre les êtres pour ne pas que nous y revenions longuement ; nous savons tous combien il se révèle difficile de simplement faire comprendre des notions et des pensées qui nous semblent pourtant aller de soi : a fortiori des émotions personnelles et des sentiments élaborés.

Ensuite, il semble bien fondé de penser que l’égoïsme naturel des humains et leur propension à tenir l’autre à une certaine distance ne jouent pas en faveur d’un rapprochement avec des personnes, même familières, dont les dispositions d’esprit peuvent, à un moment donné ou de manière constante, se trouver très éloignées des miennes sans véritablement une volonté de les en rapprocher. L’exercice du partage ne peut qu’avec grande difficulté se maintenir de façon prolongée, sans que la personnalité de chacun puisse être raisonnablement mise en cause ; il serait vain de songer sérieusement à une longue continuité, fût-elle incomplète, de sa pratique avec la même ou les mêmes personnes.

Du reste, il est à craindre qu’une relation persistante à l’excès ne mène à une emprise de l’un sur l’autre, qui aboutirait à une sorte de domination mettant fin à l’égalité nécessaire qui seule permet une véritable mise en commun.

Je m’en tiens donc à ma position largement éprouvée par le temps de partager, en toute simplicité et sincérité, avec ma propre personne.

 

Le partage et la vie quotidienne

 

Ainsi, dès que l'occasion s'en présente, je m'empresse, dans une réaction que la pratique rend habituelle, de partager les choses les plus plaisantes que j'éprouve avec la personne qui se trouve être celle que je connais le mieux et dont je peux le plus aisément mesurer aussi bien le plaisir que la reconnaissance.

De même, en présence d'un paysage qui me transporte de beauté, me saisit d'admiration ou m'adoucit de sérénité, n'hésité-je pas, dans un élan très naturel de complicité sincère autant que réciproque, à me convier à vivre ensemble ces bons moments : ils en sont décuplés, et je ne cesse de me féliciter des bénéfices délicieux de cette opportune mise en commun.

Il est aussi fréquent que, ressentant de plaisants mouvements du cœur à la vue d'une personne judicieusement dotée des caractères apparents du sexe opposé, je tienne à m'inviter sans arrière-pensée à partager ces considérations esthétiques aussi bien que rationnelles, à la plus grande satisfaction des deux parties dans la contemplation du sujet et l'imagination conséquente, qui est à la vision ce que le toucher est à l'idée.

Il est à remarquer que les heureux effets de cette pratique trouvent leur origine avant tout dans la perspective puis la certitude que l'autre profite au moins autant que moi des choses plaisantes que je ressens, qui se trouvent ainsi renforcées et prolongées. De la même manière, nous profite à l’un et à l’autre, donc doublement à moi-même, le sentiment constant que cette personne à la fois tierce et unique ait son plaisir multiplié par la connaissance du mien : cette agréable réciprocité dans le don et le contentement ne peut se concevoir d’aussi forte manière entre étrangers.

Instruit par mon propre exemple et la longue expérience de ces pratiques, je n’hésite donc pas à conseiller au lecteur avec la plus grande sincérité de m’imiter dans cet exercice salutaire ; le bénéfice qu’il en tirera le récompensera largement de la peine qu’il y consacrera : en toute franchise et liberté, partagez avec vous-même.